Avec la sauvagerie de sa riposte disproportionnée à un acte de kidnapping sans gloire (1) et, à défaut de libérer ses soldats, Israël a réussi à faire l'union sacrée au Liban. Il n'y qu'à voir et à écouter les déclarations des dirigeants libanais les plus hostiles à l'alliance syro-iranienne au Liban. Comment ne pas s'émouvoir de la pudeur et de la retenue dont fait preuve un Walid Djoumblatt face à l'agression et à la destruction systématique de son pays ? Tout comme le trublion Hassan Nasrallah, le leader druze ne tempête pas, il ne vocifère pas comme nous savons si bien le faire à leur place.
Lorsque le chef du Hezbollah décrète que la Liban est le champ de bataille de l'"Ouma", que cela plaise aux Libanais ou non, il répond simplement: "D'accord, mais pourquoi ne pas commencer par libérer le Golan et pourquoi la Palestine devrait être libérée à partir du seul territoire libanais?". Le parlementaire libanais reproche, en fait, au leader du Hezbollah de ne pas avoir consulté ses partenaires du dialogue interlibanais avant son initiative. "Je veux bien mourir mais je voudrais savoir pourquoi?", affirme-t-il à mots couverts. Plus lancinante encore est cette interrogation, teintée d'ironie cinglante, d'une consœur maronite. Elle dit :"Supposons que le Hezbollah gagne sa guerre contre Israël et que l'Etat sioniste soit anéanti (2). Quel sont les plans du Hezbollah pour le Liban? ". Autrement dit, quel sera le sort des minorités religieuses dans un système politique dominé par le fondamentalisme chiite? (3). Nous n'en sommes pas encore là et, pour l'instant, les Libanais se renvoient cette litanie, écrite pour Magda Roumi par Nizar Qabani, le poète amoureux qui aima à Beyrouth et aima Beyrouth: "Nous reconnaissons devant Dieu, le Juste, que nous te jalousions, que ta beauté nous agressait, que nous n'avons jamais été reconnaissants ni cléments à ton égard, que nous ne t'avons ni compris ni excusé, que nous t'avons offert, à la place de la rose, la lame du couteau, nous t'avons blessé et éprouvé, nous t'avons incendié et fait pleurer. (Nous reconnaissons) que nous t'avons fait porter, O Beyrouth, le poids de nos péchés, Beyrouth, maîtresse du monde, Beyrouth, sans toi, aucune vie ne peut nous combler. Maintenant, nous savons que tes racines sont profondément implantées en nous. Aujourd'hui, nous mesurons l'étendue (du mal) que nous avons fait de nos propres mains". Jalousie, voilà le maître mot qui peut expliquer, à lui seul, les malheurs du Liban, seul Etat multiconfessionnel et démocratique du Moyen-Orient et condamné, par conséquent, aux complots permanents. Pour les tyrans et les sociétés cloîtrées arabes, le Liban est un défi permanent, celui de l'intelligence à la bêtise. Loin de ressentir un sentiment quelconque de culpabilité, comme l'y invite Qabani, le Hezbollah minimise l'étendue des dégâts. Son chef annonce l'arrivée d'un argent "pur" pour reconstruire les infrastructures détruites par les bombardements sionistes. Comme par provocation, la chaîne de télévision du Hezbollah Al- Manar appelle les Libanais à la colère. Cependant, c'est la rue arabe qui a entendu l'appel, à en croire l'inénarrable secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa. Selon des indiscrétions recueillies par le quotidien de Beyrouth Al-Nahar, auprès de la dernière réunion ministérielle de la Ligue, l'émir du Qatar se serait converti, lui aussi, au concept de "rue arabe". En somme, il aurait joué les "va-t-en-guerre". Il en a les moyens et il ne s'en prive pas. Le propriétaire de la chaîne Al-Djazira (4), adossé à la plus importante base militaire américaine, s'est d'ailleurs fait remonter les bretelles par ses amis saoudiens. Pour ces derniers, seule la "rue arabe" qui va à La Mecque, qui manifeste, au signal, contre les caricatures danoises, est digne d'intérêt. La "rue arabe" qui applique, spontanément et sans ordres, les instructions et les recommandations du sérail wahhabite ne saurait exister. Elle est donc nulle et non avenue. Grosse colère saoudienne, donc, contre le "porteur de bois" (5) qatari dont ses traditionnels alliés dénoncent la duplicité. Toutefois, notre confrère égyptien Nabil Charef Eddine estime dans le magazine Elaph que la "rue arabe" n'est pas à dédaigner même si elle est sous influence. Cette influence qui fait des masses arabes une force de manœuvre pour les groupes radicaux est la conséquence de la "guerre des fondamentalismes" qui sévit au Moyen-Orient. Fondamentalisme sunnite contre fondamentalisme chiite en Irak, fondamentalisme sunnite avec le Hamas en guerre contre le fondamentalisme de la droite juive. La droite juive étant elle-même confrontée au fondamentalisme chiite au Liban. Le chroniqueur égyptien dit comprendre que la corruption et la mauvaise gestion poussent les peuples à rejeter leurs dirigeants. Mais il ne comprend pas que les peuples puissent pousser l'aveuglement jusqu'à épouser des thèses extrémistes qui vont à l'encontre de leurs intérêts à moyen et à long terme. Nabil Charef Eddine, opposant déclaré au régime Moubarak, n'admet pas que la "rue égyptienne" s'enflamme contre les crimes d'Israël et reste passive devant les atteintes aux droits humains commises dans le pays. La réalité, constate le journaliste, c'est que le monde arabe est désormais impuissant face aux courants fondamentalistes. Il se soumet à leurs provocations et surenchérit à leur discours absurde qui a abdiqué toute sagesse. C'est là sans doute le témoignage le plus probant de l'échec de tous les projets humanistes et éclairés face aux kamikazes et à leurs projets qui conduisent les peuples et les nations au chaos. Pour les dirigeants arabes, conclut Nabil Charef Eddine, l'enjeu consiste à gérer le mal, à cohabiter avec lui et non à lui trouver un remède. Pire encore: tous les régimes arabes sont en train d'aplanir le terrain pour les courants fondamentalistes". Le danger fondamentaliste peut donc se résumer à cette formule du Washington-Post, reprise par Elaph: "Si Israël représente la peste pour les Arabes, le Hezbollah est leur choléra." Alors, laissons la "rue arabe" s'agiter, secouons-la au besoin pour ne pas être secoués et fredonnons "Ya Beyrouth". En attendant que le phoenix libanais renaisse de ses cendres, une perspective aussi illusoire que la prochaine disparition d'Israël.
A. H.
(1) On peut difficilement croire que le kidnapping de deux ou trois soldats puisse constituer une action d'éclat dans cette région où l'adversaire n'attend qu'un prétexte, acceptable pour la communauté internationale, afin de lancer une guerre totale contre un pays désarmé.
(2) C'est évidemment le rêve du président iranien. Alors que le Liban croule sous les bombes, il répète que la seule solution c'est la disparition d'Israël. Grâce à lui, le Liban disparaîtra peut-être avant.
(3) Pour le savoir, notre consœur n'a qu'à consulter le mot d'ordre du Hezbollah qui proclame que "les ulémas sont les héritiers des prophètes". Les ulémas, dans notre nouveau système de pensée, ce sont les chefs politico-religieux. Le slogan a fait florès à Alger, aujourd'hui toute personne qui monte au "minbar" est susceptible de revendiquer l'héritage des prophètes. Et quand on a l'héritage.
(4) Comme par hasard, Al-Djazira a été la seule chaîne arabe à obtenir une interview de Hassan Nasrallah après une semaine de bombardements israéliens.
(5) Allusion d'un journal saoudien à la femme de Abou Lahab, vouée à la géhenne pour avoir alimenté le brasier que son mari avait allumé sur le passage du Prophète (Verset CXI).