Enfant, lorsqu’il apprenait à lire et à écrire à l’école ou à la Zaouia, le Taleb (étudiant) relevait tout ce qui l’avait frappé dans les livres. Il notait, entre autres, les prières parce que, selon la coutume, les étudiants devaient les retenir pour les réciter, le vendredi, après la révision, durant les pauses, à l’occasion des rogations etc. Il y ajoutait les Moulouiias, c’est-à-dire les poèmes récités durant le Mouloud, la Borda, du cheikh El-Bordji, que l’on récite à l’occasion des funérailles, les textes avec lesquels on explique le Coran, les poèmes didactiques grâce auxquels on apprend les différentes manières de lire le Coran. Dès qu’il avait avancé en âge, il se distinguait de ses camarades de classe en se passionnant pour la grammaire et l’étude de la jurisprudence (fiqh). Ce qui faisait de lui un futur maître d’école ou professeur (mouderrès).
Après avoir étudié quinze ou vingt ans à l’école, le Taleb finissait ses études alors qu’il était déjà adulte. N’ayant connaissance d’aucun métier, il ouvrait donc une école pour instruire les enfants. De cette façon, il obtenait une rémunération de Dieu et de la considération de la part de ses créatures. La condition essentielle pour pratiquer cette profession consistait à savoir le Coran par cœur. Il n’était pas nécessaire d’en connaître des commentaires. Le maître n’avait pas à l’expliquer, non plus, de sa propre autorité, ce que la religion lui interdit, au surplus, car personne n’est en état d’expliquer la Parole du Créateur.
La classe dans laquelle il donnait ses cours consistait en une salle spacieuse, qu’il louait dans une rue peu passante. Elle était garnie de nattes ; contre un mur, était posée une étagère, afin qu’on pût y suspendre les planchettes d’écriture. Dans le mur était pratiquées des niches pour que les étudiants y rangent leurs livres. Le maître se procurait un matelas pour pouvoir, une fois assis dessus, dominer les élèves. Dans un angle de la boutique, était creusée une fosse d’une profondeur d’environ deux mètres. Dans cette fosse, on aménageait un bassin nommé mah’bas. Ce petit bassin était « l’effaceur » ; on y laissait toujours séjourner de l’eau car, il se pouvait que quelque malade vînt en chercher, à titre de baraka.
Les étudiants allaient chercher de l’argile blanche à l’oued ; les planchettes étaient achetées par le maître ou apportées par les élèves eux-mêmes. Un des étudiants était prié de rapporter des baguettes d’olivier sauvage, de la campagne. Tels étaient les objets que l’on trouvait à l’école.
Le maître se faisait remettre un franc par mois par chaque élève. Celui qui ne possédait pas cette somme étudiait gratuitement. L’enseignant était solitaire : il ne fréquentait personne, on ne le voyait pas dans les cafés et il ne circulait guère dans la rue. Les maîtres d’école étaient très attachés à leur religion. C’étaient les piliers de l’Islam.
L’élève éprouvait plus de déférence à l’endroit de son maître qu’à l’égard de son père. Quant il entrait à l’école, il lui baisait la tête et le genou et il agissait de même à la sortie. Le père de l’élève témoignait, lui-même, une grande considération au maître ; ainsi, s’il était en train de fumer au moment où il le rencontrait, il faisa it disparaître sa cigarette, non pas par pudeur envers lui mais par respect pour le Coran (qui réside, en quelque sorte, dans le sein du maître). Il lui baisait même la tête et, à chaque fête, lui envoyait un cadeau ;c’était l’enfant qui l’apportait et le remettait aux mains de la femme du maître. Il lui offrait, à l’Aid-es-Séghir, des makrouds (gâteaux en forme de losange, fourrés de dattes ou d’amandes pilées) ; à l’Aid-el-Kebir, la part qui lui revenait du mouton sacrifié à la maison ; au Mouloud, des bougies et de la Tamina (gâteau fait à la semoule grillée, arrosée de miel et de beurre fondu) ; de la viande à l’Achoura. On craignait, en effet, de susciter l’animosité du maître. On dit que, lorsque le maître était fâché et nourrissait du ressentiment contre l’enfant et le père, il était fatal qu’il arrivât au père quelque disgrâce et, quant au fils, qu’il devînt ivrogne, fumeur de haschich, ou joueur.
La malédiction du maître contre l’élève est terrible, moins, cependant, que celle que prononce contre lui le père. On dit, en effet, que si le maître a béni l’élève et que le père l’a maudit, la bénédiction du maître est inefficace. Lorsque le maître dit à l’un de ses disciples : « Tu deviendras Taleb ou savant », sa prédiction se réalise mais, s’il lui dit : « Tu ne vaux rien et ton travail non plus », cet élève ne réussira en rien, dût-il étudier nuit et jour.
Le maître donnait des fetwas à ceux qui venaient lui en demander. Si un homme avait fait serment de renoncer à sa femme ou de la répudier, le maître, qui avait quelque connaissance de la loi, intervenait pour qu’il puisse reprendre légalement sa femme.
Dans certaines régions, le maître écrivait des talismans. Si quelqu’un avait de la fièvre ou était atteint d’une maladie aux yeux, par exemple, les parents faisaient écrire une amulette par le maître.
Le Taleb qui avait appris le Coran et qui voulait continuer à s’instruire en étudiant la grammaire, le droit musulman, la théologie, le calcul etc. devait aller fréquenter la medersa du gouvernement ou bien il étudiait dans sa propre ville, à la mosquée, auprès des mouderrès.
Autrefois, à l’époque des Turcs, les calligraphes copiaient des livres ou, encore, entraient au service des fonctionnaires à titre de chaouch; certains parvenaient même aux fonctions de cadi et de mufti ; mais, depuis que les Français s’étaient emparés de l’Algérie, tout avait changé ; les enfants, comme les parents, avaient perdu la foi dans l’étude et les vieilles écoles s’étaient vidées, peu à peu. En effet, l’imprimerie s’était répandue partout et des interprètes étaient appointés par le gouvernement. De nouvelles écoles s’étaient crées, où se recrutaient les fonctionnaires musulmans ; les parents préféraient y inscrire leurs enfants, pour assurer leur avenir. Il ne restait donc plus rien à enseigner au Taleb, qui se voyait contraint de se reconvertir en Meddah, par exemple, ou autre, ce qui rapportait peu et n’encourageait pas la relève. Néanmoins, le métier de Taleb ne fut pas condamné à la disparition totale puisque, dans les petits villages dont les habitants tenaient à leurs convictions et traditions, le Taleb était encore considéré comme l’un des personnages importants auxquels on se referait et que l’on respectait. De nos jours, même si la pratique du métier se fait de plus en plus rare, pour ne pas dire quasi inexistante, le titre de Taleb garde son panache d’homme de Coran et de savoir.
Source : «Coutumes, Institutions, Croyances des indigènes de l’Algérie», de J. Desparmet